Si les livres de Ian Fleming sont chroniqués, détaillés et amplement couverts chez nos voisins anglais, la France est assez pauvre en auteurs qui se sont penchés sur le phénomène littéraire qu’est James Bond. Heureusement, il y a quelques auteurs francophones tels Jacques Layani, qui ont accordé à l’auteur britannique toute l’attention qu’il méritait. Cela s’est traduit en 2008 par la publication de l’excellent ouvrage Ian Fleming : On ne lit que deux fois (disponible sur amazon en version papier et en ebook). À l’occasion du 60e anniversaire de la publication de Casino Royale, Jacques Layani a accepté de partager avec nous, une chronique sur Ian Fleming et son art d’écrire.
Pendant 007 articles (comme le veut le matricule du site), il va nous faire découvrir tous les secrets de construction des romans de Fleming, la mise en scène du Bond littéraire, ce qui fait de ce héros un personnage si original, ainsi que toutes les façons si particulières dont l’écrivain dispose pour créer ce monde fantasmé de l’espionnage.
Ian Fleming est né en 1908. On a célébré son centenaire en 2008. Il a créé, comme tout le monde le sait maintenant, le personnage de James Bond, agent secret, dont il voulait qu’il ait un nom très plat, le plus commun possible. Il a donné quatorze livres, douze romans et deux recueils de nouvelles. Et puis il est mort prématurément, sans même savoir quelle serait la destinée de ce personnage. Il a vu les deux premiers films, c’est tout, mais le délire mondial qu’on connaît au cinéma a commencé à partir du troisième. Donc, il n’a même pas pu imaginer que, plusieurs décennies plus tard, le personnage serait toujours là et que le cinéma, ayant épuisé toutes les ressources des ouvrages, en serait à inventer des scénarios originaux et à créer des personnages originaux, en leur donnant, en leur conférant un nom qui « faisait Fleming », qui « fait Fleming ».
On avait, dans les livres de Fleming, un personnage tout à fait humain. Un personnage qui avait peur, un personnage qui avait faim, un personnage qui avait mal lorsqu’il encaissait des coups, un personnage qui saignait, qui en bavait, un personnage mélancolique, un personnage qui avait des chagrins d’amour – on n’imagine pas Bond avoir des chagrins d’amour, pourtant il en a – un personnage que les femmes plaquent. Ça existe, dans les livres. Fleming ne perdait pas de vue le sens de l’humain et c’est en cela qu’il s’inscrit, à mon sens, aujourd’hui, dans la littérature populaire de bon niveau, au même titre que Sherlock Holmes ou Arsène Lupin.
La création de Bond
Il crée le personnage de James Bond un matin, à Goldeneye, la maison qu’il possède en Jamaïque, précisément le mardi 15 janvier 1952.
Fleming utilise une machine à écrire portative Imperial datant d’une vingtaine d’années, mais il a fait l’acquisition du meilleur papier qu’il ait pu trouver, dix jours plus tôt, dans une boutique de Madison Avenue. Il demeure fidèle à lui-même. Avant même la parution de son premier roman, il se fait fabriquer spécialement une autre machine, de marque Royal Typewriter. Celle-ci est plaquée or, afin d’officialiser et de fêter dignement son nouveau statut, celui d’écrivain. Le texte de 62. 000 mots, écrit en deux mois et trois jours, est achevé le mardi 18 mars. L’auteur commence alors les corrections du premier jet.
Casino Royale, premier roman de Fleming et première mission de James Bond, est publié en 1953. Fleming fait relier le manuscrit en plein maroquin bleu, frappé de ses initiales en or.
L’univers des romans
Dans les livres de Fleming, l’empreinte de la Seconde Guerre mondiale reste très marquée. Lorsqu’il rédige ses premiers romans, peu d’années se sont écoulées depuis la fin des hostilités. Le conflit va ainsi constituer le fondement même du roman Entourloupe dans l’azimut, puisque Drax est un ancien nazi nostalgique cherchant à détruire Londres par vengeance. Sinon, il s’agit bien évidemment de romans composés durant la Guerre froide. L’ennemi est clairement désigné comme étant l’URSS, alors communément appelée « la Russie » et ainsi désignée par les traducteurs, au risque d’une approximation géopolitique (sauf dans L’Homme au pistolet d’or, où l’on parle enfin d’Union soviétique).
Le chef-d’œuvre, en la matière, reste Bons Baisers de Russie où la longue première partie est constituée par la dissection, fibre à fibre, d’un plan soviétique destiné à nuire à l’Occident par le biais d’un acte de terrorisme perpétré au sein même des services secrets anglais ; Bond étant évidemment désigné comme la cible à atteindre. Ses précédentes aventures et ses anciens démêlés avec le SMERSH sont rappelés, ce qui est pour Fleming l’occasion de conforter la cosmogonie qu’il s’est construite, de rappeler l’existence de personnages antérieurs, certains étant morts, d’autres encore vivants, dont le lecteur attentif reconnaîtra le nom au passage. Pur acte de démiurge que cette description clinique d’une conspiration. Fleming connaît son métier, il est habile. Il possède aussi une documentation considérable.
C’est d’ailleurs un aspect frappant de ses romans. Ils contiennent tous une partie que l’on pourrait qualifier d’encyclopédique ; ainsi, par exemple, On ne vit que deux fois est notamment un passionnant documentaire sur le Japon. Ces inserts vont de quelques lignes à plusieurs pages, sans apparaître pour autant comme des digressions. Ces apports, chaque fois intéressants, sont même nécessaires à la bonne compréhension du récit et à ses développements futurs. Fleming attache ainsi une grande importance à l’authenticité de sa documentation. Comme il n’est pas spécialiste en armes à feu, il se renseigne auprès d’un spécialiste, Geoffrey Boothroyd. Pour la plongée sous-marine et la vie subaquatique, il se réfère directement au commandant Cousteau.
La construction des personnages
La « construction » des personnages ennemis de Bond est également intéressante. Tous sont dotés d’une biographie complète dont la précision est digne d’un rapport de police. Mais cette fiche est réalisée avec le talent d’un grand romancier. L’histoire de ces personnages est narrée avec force détails. On remonte jusqu’aux circonstances de leur naissance, Fleming faisant l’exposé méthodique de leurs ressentiments, de ce que l’on n’appelait pas encore leur « parcours ». Tant et si bien que chaque personnage – qu’il s’agisse d’une figure principale ou d’un second rôle – existe réellement aux yeux du lecteur. Dans cette vie imaginaire des protagonistes, Fleming ne manque jamais de décrire leur attitude durant la guerre. Le traumatisme d’une génération (Fleming, qui a connu les deux conflits mondiaux du XXe siècle, a perdu son père lors du premier, et son frère et son amie lors du second) transparaît clairement dans le récit.
Des livres populaires… et riches
À l’évidence, si le destin exceptionnel de James Bond n’avait été planétairement popularisé grâce au cinéma, on aurait certainement fini par oublier les livres de Fleming. Ceux-ci ne doivent leur statut de « classiques » qu’à l’excellente fortune que leur a fait connaître le grand écran. Pourtant, ils méritent aujourd’hui d’être considérés favorablement : ils sont généralement bien écrits. Ces romans disent une époque révolue, avec ses préjugés – tout livre témoignant forcément du temps de son écriture. Intéressants et réellement distrayants – même si on ne demande surtout pas à un livre de distraire –, ils sont à la fois habités d’une imagination sans limites et d’un caractère volontiers encyclopédique… Ce qui n’est pas rien pour une littérature dite populaire.
On trouve chez Fleming les composantes d’un univers spécifique à la structure architecturée.
Voici, de la bouche même de Fleming, une véritable profession de foi à propos de son art d’écrire :
« Au départ, je n’ai pas donné à Bond une pleine personnalité. Dans mes premiers livres, on ne trouve que peu de ses qualités à venir, pas de réelle peinture en profondeur. Je ne l’ai pas doté d’une apparence détaillée. Je l’ai conservé virtuellement vierge. Puis, lorsque je l’ai mieux connu, je lui ai conféré des manies et des caractéristiques. Il a commencé à manger une nourriture bien à lui et à s’habiller d’une façon particulière, si bien qu’il est progressivement devenu celui qu’il est, avec des particularités, bien que cela se soit souvent produit contre ma volonté », dit Fleming.
(d’après Sheldon Lane (dir), For Bond Lovers Only, Dell, 1965 – traduit par l’auteur).
À suivre…
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